![]() |
008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
X Je quittai la véranda pour déjeuner à l’intérieur de la hutte. Le chaume du toit aigu et la boue épaisse dont les murs étaient pétris ménageaient un semblant de fraîcheur. Bogo ouvrit des conserves et une bouteille de bière. Je lui demandai s’il avait revu Patricia. Il dit : « Non, monsieur », et se tut. Le connaissant, je n’espérais plus autre chose. Cependant, sur ses joues et son front, les minuscules figures de géométrie – triangles, carrés, cercles – que formaient les rides sans nombre bougeaient d’une façon singulière. Il continua comme malgré lui : « Je n’ai pas revu la petite fille blanche, mais tout le monde au village m’a parlé d’elle. » Bogo prit un temps, hésita. Je feignis d’être absorbé par la nourriture. Toute question pouvait effaroucher ce surprenant besoin de confidence. « Les gens l’aiment beaucoup, l’aiment très fort, reprit Bogo, mais elle leur fait peur. » Je m’écriai : « Peur ! — Elle est sorcière pour les bêtes sauvages, monsieur, dit Bogo en baissant la voix. On m’a juré qu’elle a pour père un lion. » Je songeai à la face de Bullit et demandai : « Les gens veulent dire que son père ressemble à un lion ? — C’est d’un vrai lion que les gens parlent, monsieur », reprit Bogo. Sa voix était moins neutre que d’habitude et la peau squameuse, toute plissée, de son visage, avait viré du noir au gris, comme décolorée par la crainte. Pourtant, Bogo était chrétien, s’habillait à l’européenne, lisait les journaux anglais du Kenya. « Vous croyez cela, possible ? demandai-je. — Tout est possible, monsieur, dit très bas mon chauffeur. Tout, si Dieu le veut. » Pensait-il au Dieu des missionnaires ou à d’autres plus anciens et puissants sur la terre d’Afrique ? Il poursuivit dans un murmure. « On a vu cette petite fille dans la brousse, couchée près d’un lion immense, et il la tenait entre ses pattes comme son enfant. — Qui a vu cela ? demandai-je. — Les gens, dit Bogo. — Quels gens ? — Des gens qui ont vu, des gens qui savent », dit Bogo. Il me regardait misérablement. Je ne pouvais pas deviner s’il préférait que je partage ou refuse son effroi. « Allons, Bogo, dis-je, allons, pensez à toutes les histoires que nous avons entendues au cours de notre voyage et que vous m’avez traduites !… Dans l’Ouganda, des gens avaient vu des hommes-panthères, au Tanganyika, les gens avaient vu des hommes-serpents. Et sur le lac Victoria, il y en avait même qui avaient parlé avec Lutembé, le grand dieu crocodile, vieux de mille ans. — C’est juste, monsieur », dit Bogo. L’avais-je convaincu ? Sa voix était de nouveau parfaitement neutre. On ne pouvait plus rien déchiffrer sur ses traits. Un ranger entra dans la hutte. Bogo traduisit son message. Le ranger était à ma disposition pour la visite. Le règlement d’ailleurs l’exigeait : Il était interdit de circuler dans le Parc royal sans la protection d’un garde armé. Le ranger monta dans notre voiture avec sa carabine pour s’asseoir près de Bogo. Je pris place à l’arrière. La Réserve était immense. Elle s’étendait sur des dizaines et des dizaines de lieues, brousse tantôt courte et tantôt boisée, tantôt savane et tantôt collines et pitons. Et toujours la masse colossale du Kilimandjaro, sommé de ses neiges, veillait sur les espaces brûlants et sauvages. Les bêtes étaient partout. Jamais je n’avais vu galoper autant de zèbres, courir tant d’autruches, bondir tant de gazelles et d’antilopes, ni des troupeaux de buffles aussi denses, ni de familles de girafes aussi nombreuses. Aucun enclos, aucune haie, aucune marque visible ne séparait le Parc de la brousse ordinaire. Les limites en étaient portées uniquement sur des cartes, des cadastres. Et cependant, les animaux semblaient sentir, savoir (et se transmettre cette connaissance en un mystérieux langage) que là était le lieu de protection, la terre d’asile. La magnificence de la nature et l’abondance des bêtes commencèrent par m’enchanter. Mais, très vite, je sentis que ces mêmes splendeurs devenaient pour moi une cause d’irritation et presque de souffrance. Voulais-je m’arrêter et approcher les bêtes, le ranger ne me laissait pas dépasser quelques mètres de chaque côté de la piste et encore se tenait-il près de moi. Voulais-je faire suivre à la voiture un de ces mille sentiers qui s’enfonçaient sous bois ou entre les collines, vers l’ombre des fourrés et des tanières, le ranger l’interdisait. Nous n’avions pas le droit de prendre la moindre liberté avec l’itinéraire légal, officiel. C’est-à-dire une route grossière et assez large qui traversait le Parc royal dans le sens de la longueur et d’où partaient quelques rares embranchements aménagés par Bullit. Je me souvins des propos qu’il m’avait tenus sur les touristes et les précautions qu’il prenait à leur égard. J’étais l’un d’eux, ni moins ni plus. Si j’avais vécu cette journée dans la Réserve comme le faisaient les visiteurs ordinaires, j’aurais sans doute été heureux de contempler ses richesses selon la loi commune. Mais Bullit avait promis de m’en découvrir les refuges et les secrets. Et surtout, surtout, j’avais connu l’abreuvoir au jour levant, avec Patricia. De temps à autre, le ranger pointait une longue main, noire et osseuse, vers sa gauche ou sa droite, et disait : « Simba. — Tembo. » Ces mots, les seuls que je comprisse dans son langage, signifiaient que dans une lointaine futaie d’épineux, interdite pour moi, vivaient des lions et que là-bas, cachés par des collines volcaniques où je ne pouvais accéder, erraient des troupeaux d’éléphants. Et ma voiture continuait à cahoter sur le chemin prescrit. J’avais le sentiment d’être puni, privé, frustré, volé. À la fin, chaleur et poussière aidant, je n’y tins plus et donnai l’ordre à Bogo de rejoindre le camp. Devant ma hutte, le ranger joignit ses talons noirs et nus, porta à sa chéchia kaki une main noire et osseuse, jeta sa carabine en bandoulière et s’éloigna vers le village nègre avec un sourire aussi brillant que ses boutons de métal plats et polis. Il avait accompli sa mission : me protéger des bêtes et de moi-même. Je regardai le soleil. Il me restait au moins une heure de loisir avant de me rendre au bungalow des Bullit pour la cérémonie du thé. Que faire de ce temps ? Il n’y avait plus de brume de chaleur. Le ciel n’était que pureté, légèreté. Les lumières et les ombres avaient repris leurs jeux à la surface du sol et contre la paroi immense de la montagne. Sur le sommet en forme de table, fantastique dalle plate et blanche comme un autel dressé pour des sacrifices à la mesure des mondes, la neige immobile, la neige éternelle commençait à vivre d’un bouillonnement mystérieux et devenait une écume tantôt creusée, tantôt crêtée de vermeil, d’orange, de nacre et d’or. On ne voyait plus de bêtes au fond de la clairière. Les oiseaux se taisaient. Les singes avaient cessé leurs rumeurs. Pas une branche, pas une aiguille ne bougeait sur les arbres, pas une ronce le long des sentiers. C’était l’instant de silence, de repos, de halte, et qui prenait ici toute sa force auguste, où le crépuscule, sans se montrer encore, annonçait de la sorte son approche, et où le soleil semblait suspendre son mouvement avant de céder les formes et les êtres aux ailes obscures du soir. « Quels sont les ordres, monsieur ? » demanda Bogo. Ce ne fut pas le son de sa voix qui me fit tressaillir, mais le fait qu’elle me rendait à la conscience, à la présence de ma propre personne. Il y avait eu auparavant une minute, ou une seconde, ou même une fraction de seconde – que sais-je et qu’importe –, durant laquelle j’avais cessé d’exister dans les misérables limites humaines et perdu, confondu dans l’univers sans fin, j’étais devenu cet univers et cet univers était moi-même. Mais Bogo avait parlé et je me retrouvai d’un seul coup raidi, rétréci à ma seule substance et comme recousu malgré moi dans ma peau. Et forcé de commander, d’agir, de faire quelque chose. Et que faire qui fût en accord avec la brousse et les neiges d’Afrique alors que sur elles se penchait le soir ? Du couvert des épineux, deux hommes sortirent, deux Masaï. |
Joseph Kessel Le lion |