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008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
VIII Une vingtaine de paillotes, cachées par une haute végétation d’épineux, servaient d’habitations au personnel de la Réserve : gardes, employés, serviteurs, et à leurs familles. Des bâtiments plus solidement construits abritaient un groupe électrogène, un atelier de réparation, la réserve d’essence, un entrepôt de vivres et de vêtements. La population de ce hameau entoura aussitôt Bullit. Les rangers portaient un uniforme : vareuse de toile kaki à gros boutons métalliques, short et chéchia de la même étoffe, cartouchière à la ceinture. Les mécaniciens étaient habillés de guenilles, les serviteurs de longues tuniques blanches serrées à la taille par un rouleau d’étoffe bleue, les scribes de vêtements européens, y compris la cravate. Sur les cotonnades des femmes, les couleurs les plus vives, les plus crues, et les plus heurtées, s’affrontaient avec un bonheur constant. Les enfants étaient nus. L’accueil qui était fait à Bullit ne permettait pas de doute. Le géant roux, le maître du Parc royal était le bienvenu dans le village. Des cris et des chants de joie le saluaient. Une amitié chaude et naïve brillait sur les visages des Noirs. Bullit me jeta un regard qui signifiait : « Vous voyez bien… malgré le kiboko… malgré mon aventure en Rhodésie. » Il y avait dans ses yeux toutes les certitudes que m’avaient tant de fois exprimées les vieux colons et leurs fils : l’excellence naturelle des races blanches, l’infériorité des peuples-enfants qui n’estiment et n’aiment que la force. Je ne partageais pas ces conceptions. Elles avaient été valables tant que les indigènes y avaient cru. Maintenant c’était fini. Quelques hommes, encore, par leur personnalité puissante, par une sorte d’instinct supérieur, semblaient les justifier. Et c’était au fond de régions isolées, perdues, que les grands courants du monde n’avaient pas atteintes. Les jours venaient, les jours étaient venus pour de nouveaux rapports entre les hommes de couleurs différentes. Mais il était vain de perdre du temps, ce temps dont il me restait si peu, à discuter avec Bullit. Il n’écouterait rien. Il avait sa vérité. Bullit chassa gaiement, à grandes claques sonores, la troupe qui l’assourdissait, fit rouler dans la poussière, avec gentillesse, du bout de ses bottes, des enfants nus et ravis. Puis il rassembla les rangers. Le climat changea d’un seul coup. Silencieux, immobiles, bras au corps, talons joints, les gardes entendirent les instructions et se dispersèrent dans leurs paillotes. « Voilà qui est fait, me dit mon compagnon. On ne perdra pas de vue un seul instant les Masaï pendant la semaine qu’ils vont passer ici. » Je demandai : « Vous les laissez camper dans la Réserve ? — Il faut bien les tolérer, dit Bullit. Le territoire leur a toujours appartenu, et ils ne sont pas encombrants. Ils se tiennent dans les pâturages prescrits. — Alors pourquoi les surveiller aussi étroitement ? — À cause des lions, dit Bullit. La tradition, la gloire des Masaï est de tuer un lion à la lance et au couteau. C’est interdit par le gouvernement de la colonie. Ils essaient tout de même en cachette. Beaucoup ne reviennent pas. Ça leur est égal. (Bullit haussa les épaules.) À moi aussi. Quelques Noirs de moins, même Masaï… Mais je ne veux pas admettre qu’ils m’abîment un lion. » Les rangers sortaient de leurs cases, armés de carabines, cartouchières garnies à la ceinture et s’égaillèrent à travers la brousse. J’allais prendre le chemin de ma hutte. Bullit me dit : « Un instant encore… J’ai quelque chose à voir au groupe électrogène. » Il pénétra dans un hangar où bruissaient des moteurs. Alors, rapidement, silencieusement, et selon une manœuvre exécutée, à coup sûr, plus d’une fois, les enfants noirs se massèrent des deux côtés de la porte. Quand Bullit sortit, ils l’assaillirent de nouveau. Cette fois, Bullit feignit d’être surpris, effrayé, d’avoir du mal à se défendre. Garçons et filles s’accrochaient en grappes à ses bottes, à ses genoux, aux pans de son short et hurlaient de plaisir. La population du village fit cercle autour du jeu. Dans les joues sombres, riaient les grandes dents blanches. Soudain, une tête coiffée en boule fendit le rang des spectateurs et, derrière Bullit, surgit un petit démon échevelé qui, d’un cri sauvage, força les enfants noirs à lâcher prise pour un instant, sauta sur les reins de Bullit, s’agrippa à sa nuque et, d’un rétablissement, se hissa sur l’une de ses épaules. Tout avait été si rapide – et maintenant la petite fille portait une salopette fraîche d’un bleu délavé –, que je reconnus seulement alors la silhouette, le cou, et la coiffure de Patricia. Comme Bullit me tournait le dos, je ne pouvais pas voir ce qu’exprimaient les traits de la petite fille, mais il n’était pas difficile de le deviner à ses mouvements. De la main gauche, elle saisit et serra le menton de Bullit à l’étouffer, de la droite, fit voler son grand chapeau de brousse. Puis elle plongea les deux mains au fond des cheveux roux et se mit à les tirer, à les pétrir. Patricia n’avait pas besoin de parler : tout montrait chez elle l’exigence de la tendresse et le triomphe de la possession. « Regardez-le, ce géant, ce maître du Parc royal », proclamait la petite fille par chacun de ses gestes. « Regardez-le ! Il est à moi. À moi seule. Je fais de lui ce que je veux. » Et Bullit, le torse martelé à coups de talon, la tête ballottée en tous sens, cambrait les reins, haussait la nuque et riait de bonheur. Patricia promena tout autour un regard étincelant, enivré. M’aperçut-elle ? Sa figure se figea d’un coup. Elle glissa contre le flanc de Bullit comme le long d’un arbre, se jeta sur les enfants noirs, les entraîna. Ils roulèrent tous ensemble dans une mêlée confuse. Bullit ramassa son chapeau de brousse, mais, avant de s’en coiffer, il promena lentement, doucement, sa main massive dans les cheveux roux que les doigts de Patricia venaient de martyriser. Un sourire très vague, imprégné de fierté, d’adoration, éclairait son visage. « Allons, dit-il enfin, je vous accompagne chez vous. » Je me détournai à regret du tourbillon de poussière rouge et de peaux noires où surgissait et disparaissait tour à tour une salopette bleu pastel. |
Joseph Kessel Le lion |