008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

PREMIÈRE PARTIE

VII

Je quittai Sybil peu après. Elle ne chercha pas à me retenir. Elle pensait à sa lettre, à sa réception.

En sortant du bungalow, je fus obligé de m’arrêter, ébloui, étourdi par l’assaut de la chaleur et de la lumière. Bullit se tenait tête nue près de sa voiture, une Land Rover tout terrain, et donnait des ordres à Kihoro, son ancien traqueur, le Noir borgne, déhanché et couturé de cicatrices. Bullit feignit de ne pas me voir. Mais Kihoro, de son œil unique, me jeta un regard prompt et perçant et se mit à parler très vite à son maître. Je me détournai et pris la direction de ma hutte.

Au moment où, arrivé à la limite de la clairière, j’allais m’engager dans le taillis qui la bordait, une grande ombre à forme humaine se projeta soudain à côté de la mienne. Je m’arrêtai. Bullit se dressa près de moi.

J’éprouvai une singulière et subite sensation de fraîcheur : ce corps était si grand, si large, qu’il m’abritait du soleil. Mais en même temps, je fus pris d’inquiétude. Pourquoi Bullit m’avait-il suivi et rejoint de cette marche silencieuse qui surprenait chaque fois ? Que voulait-il encore ?

Les yeux de Bullit, sans doute pour éviter mon regard, contemplaient les arbres épineux au-dessus de ma tête. Ses bras pendaient immobiles le long des flancs, mais le bout des doigts aux ongles larges, courts et coupés ras, remuaient nerveusement sur ses cuisses bronzées. Il semblait mal à l’aise. Il dit en toussotant :

« Si vous le voulez bien, nous ferons le chemin ensemble. Je vais du côté de votre camp, au village nègre. » Il marchait en batteur de brousse : un peu incliné vers l’avant, à foulées nonchalantes et rapides. J’avais peine à le suivre. Nous fûmes vite au cœur du taillis. Alors Bullit pivota sur lui-même, barra le sentier mince. Ses poings étaient serrés à hauteur de ses hanches. Ses yeux aux fibrilles rouges m’étudiaient fixement. Entre les cheveux et les sourcils roux, hérissés, des rides profondes creusaient le front. L’idée me vint qu’il allait se jeter sur moi et m’abattre d’un coup. C’était assurément une idée folle. Mais je commençais à trouver que Bullit se conduisait comme un fou. Il fallait rompre entre nous le silence de la terre, de la chaleur, des arbres. « De quoi s’agit-il ? » demandai-je. Bullit dit à mi-voix, lentement :

« Vous étiez ce matin tout près du grand abreuvoir. » Je me trouvais en face d’un homme d’une puissance physique dangereuse et dont je n’arrivais pas à comprendre, à prévoir les impulsions. Pourtant, mon premier réflexe fut de penser à Patricia et qu’elle m’avait trahi. J’en éprouvai une peine si vive que je demandai malgré moi :

« Votre fille m’a donc livré au bourreau…

— Je ne l’ai pas vue depuis hier, répliqua Bullit en haussant les épaules.

— Mais vous savez tout de même que je me trouvais avec elle là où je n’en avais pas le droit.

— C’est bien de quoi je tiens à vous parler », dit Bullit.

Il hésita. Les plis, sous la broussaille rouge de la chevelure, se firent plus épais. Il grommela :

« Je ne sais pas comment vous présenter l’affaire.

— Écoutez, lui dis-je. En toute conscience, je ne savais pas que l’endroit était interdit aux visiteurs. Mais si vous estimez que votre devoir est de m’expulser, eh bien, je partirai dans une heure au lieu de partir demain, voilà tout. »

Bullit hocha la tête et sourit d’un sourire à peine dessiné, timide, qui donnait à son mufle un charme singulier.

« Même si j’avais envie de vous vider, comment le pourrais-je ? dit-il. Sybil est déjà toute à son grand thé. Elle n’a pas beaucoup d’occasions comme celle-ci, la pauvre âme. »

Et brusquement libéré de tout embarras, Bullit me dit avec la simplicité haute et franche qui était enfin celle de sa stature et de son visage :

« Je vous remercie… Je vous remercie vraiment de n’avoir pas raconté à ma femme que vous avez vu Patricia à l’aube là où vous l’avez vue. »

Bullit passa le revers de sa main sur son visage mouillé. Je l’avais vu revenir d’une longue course en plein soleil sans une goutte de sueur. Et nous étions à l’ombre d’épineux immenses. Je ne savais que répondre.

À quelques mètres de nous, une impala traversa d’un bond le sentier. Quelques oiseaux s’envolèrent des sous-bois. On entendait jacasser les singes.

« Si ma femme apprenait ce que Pat fait chaque matin, reprit Bullit, eh bien… »

Il chercha ses mots, s’essuya de nouveau le front et acheva sourdement :

« Cela rendrait les choses très difficiles pour tout le monde. »

Il tritura un instant sa toison rêche et rousse tout en déplaçant le poids de son torse d’une jambe sur l’autre.

« Ce que je voudrais comprendre, dit Bullit sans me regarder, c’est votre silence. Vous n’étiez au courant de rien. Est-ce que Sybil vous a fait des confidences qui vous ont mis en garde ?

— Pas du tout, dis-je. Et je ne suis pas très sûr moi-même du sentiment qui m’a empêché de parler. La vérité, je crois, est que ma rencontre avec votre fille m’a semblé être un secret entre nous deux.

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi ? »

Je m’arrêtai par crainte du ridicule. Et puis – sans doute à cause de l’odeur et des craquements de la brousse et parce qu’il y avait sur le masque de Bullit quelque chose de la simplicité animale –, je me décidai. Je dis à Bullit l’instinct qui m’avait poussé vers les bêtes sauvages, merveilleusement assemblées au pied du Kilimandjaro et combien je désirais leur amitié pour moi impossible et comment la petite fille en salopette grise m’avait donné pour quelques instants l’accès de ce royaume.

Au commencement, encore gêné par cette sorte de confession, je tenais les yeux fixés sur le sol couvert d’herbes sèches et de ronces, et je ne voyais de Bullit que ses jambes couleur d’argile foncée, hautes et fermes comme des colonnes. Cependant, l’intensité de son attention que je percevais dans la profonde cadence de son souffle m’affranchit de ma gêne. C’est en le regardant que je continuai de parler. Il m’écouta sans qu’un muscle bougeât sur sa figure, mais le regard exprimait un bonheur incrédule. Lorsque j’eus achevé, il dit lentement, péniblement :

« Donc… vous aussi… vous pensez… vous, un homme des villes… qu’il y a entre Pat et les bêtes quelque chose… quelque chose qu’il ne faut pas… à quoi on ne peut pas toucher. »

Bullit se tut et, sans qu’il en prît conscience, sa main fourragea dans sa toison rouge. En même temps, il m’examinait d’une tout autre manière, comme s’il cherchait sur moi un signe de malformation, de tare dissimulée.

« Mais alors, demanda-t-il, comment pouvez-vous être l’ami de Lise Darbois ?

— Je ne le suis pas, déclarai-je. Pas le moins du monde. Je la connais à peine, et ce peu me semble déjà trop. »

Le sourire que j’avais déjà remarqué, indécis, timide et plein de charme, vint aux lèvres de Bullit.

« Avouez-le, dis-je, à cause de cette jeune femme, vous m’auriez fait volontiers goûter au cuir des rhinocéros.

— C’est bon Dieu vrai », dit Bullit avec simplicité.

Soudain, il éclata d’un rire énorme et naïf, d’un rire d’enfant et d’ogre à la fois qui sembla remplir toute la forêt d’épineux. Entre deux convulsions, il répétait :

« C’est bon Dieu vrai, je vous aurais bien donné du kiboko ! »

Et il recommençait à perte d’haleine : « Kiboko… kiboko… kiboko… »

Et la contagion m’atteignit. Le mot kiboko me parut d’un comique étonnant. Et je me mis à rire moi aussi, dans le sentier de brousse, face à Bullit, jusqu’aux larmes. Ce fut à ce moment qu’entre nous vint l’amitié.

Quand, notre accès passé, Bullit me parla de nouveau, il le fit comme à un familier qui connaissait tous les dessous, tous les secrets de sa maison.

« On ne croirait jamais, dit-il avec une violence contenue, qu’une poupée aussi vaine et aussi vide que Lise puisse nous faire tant de mal à dix mille kilomètres de distance.

— Et sans le vouloir, ni même le savoir », dis-je. Bullit secoua son mufle avec entêtement et gronda :

« Ça m’est égal, je la hais. Je ne pense, moi, qu’à Sybil et à la petite. »

Il pivota sur ses talons et se remit en marche. Cependant il allait moins vite, la nuque plus lourde. Il réfléchissait. Puis il parla sans se retourner. Son dos me bouchait l’horizon. Ses phrases étaient mesurées par la cadence de notre pas. Il disait :

« Ne me croyez pas complètement fou parce que je laisse Pat courir à son gré dans la brousse et approcher les bêtes comme elle veut. D’abord elle possède le pouvoir sur elles. Ça existe ou ça n’existe pas. On peut connaître les animaux à fond, ça n’a pas de rapport. Ainsi moi, par exemple. J’ai passé toute ma vie au milieu des bêtes et, pourtant, rien à faire. Le pouvoir, c’est de naissance. Comme la petite. »

Je suivais le grand corps de Bullit en tâchant de mettre mes pas juste dans les siens afin de ne pas troubler, désaccorder cette voix rauque et lente qui me ramenait au mystérieux domaine de Patricia.

« J’ai connu quelques hommes qui avaient le pouvoir, disait Bullit. Des blancs et des noirs… des noirs surtout. Mais personne autant que Pat. Elle est née avec le don. Et puis, elle a été élevée chez les bêtes. Et puis (Bullit hésita d’une manière à peine perceptible), et puis, elle ne leur a jamais fait de mal. Elle les entend et les bêtes l’entendent. »

Je ne pus m’empêcher de demander : « Cela suffit à sa sécurité ?

— Elle en est certaine, dit Bullit marchant toujours et toujours sans se retourner. Et elle doit savoir mieux que nous. Mais je n’ai pas son innocence. Je la fais garder par Kihoro.

— Le Noir mutilé ? » demandai-je.

Bullit força un peu l’allure et répondit :

« Ne vous y méprenez pas. Kihoro est estropié mais il a une démarche de léopard. Moi, Patricia entendrait tout de suite que je rôde ou guette aux alentours. Et pourtant, je connais le métier. Pour Kihoro, qui est toujours derrière son ombre, elle ne se doute de rien. Et il a beau n’avoir qu’un seul œil, il tire plus juste et plus vite que moi. Et je passe pour un des bons fusils de l’Afrique Orientale. »

Bullit se retourna. Il y avait dans son regard un feu étrange et dans sa voix un accent plus jeune.

« Savez-vous que dans le temps, pour aller à n’importe quelle bête dangereuse, lion, éléphant, buffle même, Kihoro ne demandait jamais plus d’une cartouche ? Et que… »

Bullit s’interrompit net, et comme pour se punir d’une faute qui m’échappait, mordit brutalement sa lèvre inférieure.

« Pour garder la petite, soyez tranquille, dit-il, les chargeurs de Kihoro sont pleins. »

Le sentier s’élargissait. Nous fîmes en silence quelques pas côte à côte.

« C’est naturellement par Kihoro, demandai-je, que vous avez appris ma rencontre avec Patricia ?

— Oui, dit Bullit. Mais surtout qu’elle ne sache pas qu’il la surveille. Tout son jeu lui serait gâché. Et son jeu est le seul bonheur qu’elle peut avoir ici. »

Nous arrivions à un groupe de huttes qui n’étaient pas celles du camp des voyageurs. Sans m’en rendre compte, j’avais suivi Bullit jusqu’au village nègre.
 
Joseph Kessel
Le lion