008 Livre
Joseph Kessel
Le lion

PREMIÈRE PARTIE

VI

Ils allèrent l’un à l’autre d’un mouvement si simple qu’il ne semblait pas relever de leur volonté, ni même de leur conscience. Quand ils se furent rejoints au milieu de la pièce, Bullit posa l’une de ses mains puissantes sur l’épaule de Sybil qu’elle couvrit entièrement et attira vers lui la jeune femme. De l’autre main, il dégagea avec une douceur surprenante les yeux de leurs lunettes. Puis le mufle roux approcha le pâle visage et lui baisa les paupières. Le corps de Sybil se relâcha d’un seul coup et s’infléchit pour se lier et comme se fondre à la masse de chair et de muscles qui l’appelait. Cette effusion fut si rapide et d’une telle décence que je n’éprouvai aucun scrupule, aucune gêne à y assister. Les gestes de Sybil et de Bullit, par leur naturel, leur qualité, les plaçaient à l’abri et au-delà de l’indiscrétion.

Deux époux que leurs tâches différentes avaient séparés au sortir de la nuit se retrouvaient, s’embrassaient. Rien de plus. Qu’y avait-il à cacher ? Mais ce que l’amour peut apporter à deux êtres, une fois et pour toujours, en tendresse, en intégrité et en certitude, tout ce qu’un homme et une femme peuvent souhaiter et obtenir l’un de l’autre pour endormir leurs plus profondes angoisses et servir l’un à l’autre de complément prédestiné, je le voyais inscrit de la façon la plus pure et la moins discutable dans les mouvements et les visages de Sybil et de son mari.

Je me souvins de la petite chapelle blanche dressée dans la brousse à l’endroit où l’on découvre le mieux l’auguste et sauvage vallée du Rift. Bullit y avait épousé Sybil. La naïve solennité, la foi absolue, la merveilleuse solitude à deux qui alors avaient été leur bien, je les imaginais maintenant sans peine. De cela – il y avait dix ans. Mais pour eux, entre eux, rien n’était changé. Et il en serait ainsi jusqu’à la fin de leurs jours communs, tant qu’un battement de vie animerait cette figure exsangue et cette large face presque animale sous la toison des cheveux roux.

Quelques secondes suffirent à nouer et dénouer ce parfait échange d’abandon et de protection. Bullit et Sybil se séparèrent presque en même temps qu’ils s’étaient embrassés. Mais il fallut que le regard de Sybil rencontrât le mien pour qu’elle se rendît compte que j’étais là. Ses yeux si beaux perdirent alors leur lumière, leur bonheur. Elle rabattit sur eux les lunettes noires par ce mouvement d’automate que je connaissais déjà si bien. Ses joues soudain plus creuses furent parcourues d’un frémissement. Ses nerfs étaient de nouveau tendus à l’extrême. Pourtant, ce que Sybil avait à m’apprendre n’avait rien, en apparence, qui pût justifier un tel changement.

« Je suis navrée, dit la jeune femme. Je n’ai pas pu décider Patricia à venir. Il faut l’excuser. Elle n’a pas l’usage de la société. »

Bullit n’avait pas bougé. Ses larges traits gardaient leur expression sereine. Mais il était devenu, je le vis à son regard, singulièrement attentif. Et il me sembla percevoir ces effluves indéfinissables, cette sorte de rétrécissement de l’atmosphère par où l’étranger devine de temps à autre qu’un vieux désaccord, tenace et secret, met à l’épreuve une fois encore des êtres qui vivent ensemble et s’aiment depuis longtemps.

« Il est tout naturel, dis-je en riant, pour une petite fille du Kilimandjaro, de ne pas se précipiter vers les gens tels que moi et qui débarquent d’un monde dont elle n’a que faire. »

La gratitude qui se peignit sur les traits de Bullit fut aussi vive que l’avait été son étrange colère quelques instants plus tôt et tout aussi dénuée, semblait-il, de fondement et de mesure.

« Bien sûr, c’est tout naturel, dit-il très doucement.

— Mais dans ce cas, John, s’écria Sybil (et sa lèvre inférieure tremblait un peu), plus ira le temps et plus Patricia, si elle continue à vivre ici, va devenir sauvage, impossible. Il faut faire quelque chose. »

Bullit dit plus doucement encore :

« Nous avons essayé, chérie, vous vous en souvenez bien. La pension a rendu la petite malade.

— Elle avait deux ans de moins, répliqua Sybil. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose. Nous devons penser à l’avenir de cette enfant. »

Des taches d’un rouge fiévreux étaient venues aux pommettes de la jeune femme. Elle me prit brusquement à témoin :

« Ne croyez-vous pas, me demanda-t-elle, que Patricia sera la première à nous reprocher un jour sa mauvaise éducation ? »

Bullit ne disait rien, mais il ne me quittait pas de ses yeux trop pâles, striés de fibrilles empourprées (le soleil ? l’alcool ?) et son regard nourri de toute la force dont il était capable voulait une réponse contraire à celle que demandait sa femme. Chacun d’eux, et selon sa nature cherchait en moi un allié dans un débat essentiel dont l’objet était le destin d’une petite fille en salopette grise, la petite fille de l’aurore et des bêtes sauvages.

Quel parti pouvait prendre un passant ?

Je pensai à Patricia, à ses cheveux coupés en boule. Ce souvenir, et lui seul, dont les parents de la petite fille ne pouvaient pas connaître l’influence, me décida. Je dis, sur le ton de la plaisanterie et comme quelqu’un à qui le sens véritable de la discussion eût échappé :

« Sans doute parce que je n’ai pas d’enfants, je suis toujours de leur côté. Comptez-moi dans le camp de Patricia. »

Il y eut un très court silence. Sybil se força à sourire et me dit :

« Pardonnez-nous de vous mêler à nos soucis de famille. Vous n’êtes pas venu jusqu’ici pour cela.

— En vérité », dit Bullit.

Il souriait également, mais ainsi que l’aurait fait un homme qui retrouve soudain, après de longues années, un vieux camarade.

« Je vous montrerai des choses dans ce Parc… des choses que bien peu de gens ont vues », poursuivit-il en élevant à demi sa main redoutable comme pour m’assener une tape sur l’épaule.

Mais il considéra sa femme qui semblait très loin de nous et ajouta presque timidement :

« En l’honneur de notre hôte, vous pourriez venir aussi, pour une fois, chérie. Comme dans le bon vieux temps. Cela vous ferait du bien. »

Au lieu de lui répondre, Sybil me demanda :

« Mon Dieu ! Que va penser Lise quand elle saura que vous n’avez pas vu Patricia ?

— Lise ? dit Bullit. Pourquoi Lise ?

— Notre hôte est son ami, dit Sybil. Je n’ai pas eu le temps de vous le raconter. Il avait une lettre de Lise pour moi et figurez-vous qu’il reverra Lise bientôt. »

Chaque fois que Sybil répétait ce nom, sa voix se faisait plus vive et sa figure plus jeune. En même temps, les traits de Bullit se contractaient, se fermaient davantage. Il ne restait plus rien sur eux de l’amitié qu’il venait de me montrer.

« Quand repartez-vous ? me demanda Sybil.

— Demain, répondit Bullit à ma place et presque brutalement. D’après le registre.

— Demain ? s’écria Sybil. Déjà… Mais alors, je dois tout de suite commencer une lettre pour Lise. J’ai tant de choses à lui confier. Vous savez, je la sens plus vraie, plus près depuis que je vous ai vu. »

Bullit alla se verser du whisky.

« Je ne vous ai même pas reçu d’une façon convenable, reprit Sybil. Vous devez revenir ici ce soir prendre un bon thé. Vous n’aurez d’ailleurs rien d’autre à faire. John a interdit qu’on roule dans le Parc, le jour tombé. N’est-ce pas, John ?

— Les phares aveuglent les bêtes, grommela Bullit.

— Je viendrai avec joie, dis-je à Sybil. Pour votre lettre, rien ne presse. Mon chauffeur pourra la prendre demain, avant notre départ. »

Bullit me considéra un instant à travers l’alcool qui emplissait son verre.

« Aurez-vous la bonté de m’expliquer, demanda-t-il brusquement, pourquoi ce chauffeur a passé la nuit dans sa voiture alors qu’il avait un lit à sa disposition dans la case des serviteurs du camp ? Ce gentleman de Nairobi répugne peut-être à coucher sous le même toit que les pauvres Noirs de la brousse ?

— Il ne s’agit pas de cela, dis-je. Nous avons fait, Bogo et moi un long circuit jusqu’au lac Kivou. Les hôtels refusaient de loger les Noirs, sinon dans les chenils. Bogo s’est habitué à dormir dans la voiture. C’est un homme très simple, mais il a le sens de la dignité. – Dignité, répéta Bullit entre ses dents. Dignité. » Son regard se posa sur la longue lanière en cuir de rhinocéros qui pendait au bras d’un fauteuil, puis revint scruter le fond de son verre.

« Je suis né en Rhodésie, dit-il soudain. Mon père y administrait un très grand district. J’avais quatorze ans quand j’ai fait mon premier safari avec un garçon de mon âge. Un jour, dans une brousse à lions, mais où la chasse était interdite, nous avons vu remuer un fourré. Défense ou pas défense, nous tirons. L’un de nous a touché. Mais c’était un Noir, tué raide. Nous sommes allés prévenir le chef du village le plus proche. Un vieux Nègre. (Bullit leva un instant les yeux sur moi.) Très digne. Il nous a dit : « Vous avez eu de la chance que ça n’ait pas été un lion. Votre père ne vous l’aurait pas pardonné. » C’était vrai. Mon père avait la loi dans le sang.

— John, pourquoi racontez-vous des histoires pareilles ! dit Sybil à mi-voix. Vous savez que je les ai en horreur. Et puis vraiment, elles peuvent vous faire prendre pour un sauvage. »

Bullit acheva son verre sans répondre, alla prendre le kiboko et me dit sans me regarder :

« Excusez-moi, j’ai du travail. Pour la visite du Parc, je vous enverrai un garde. »

Il s’étira, les bras en croix, et la pièce, du coup, devint plus étroite.

« John, dit rapidement Sybil, promettez-moi que vous obtiendrez de Patricia qu’elle ne fasse pas de manières et qu’elle soit là pour le thé. Il faut tout de même que notre hôte puisse parler d’elle à Lise. »

L’énorme main qui tenait le fouet en peau de rhinocéros se crispa sur le manche. Puis elle se détendit et Bullit approcha son mufle du visage maladif pour dire avec la tendresse la plus profonde : « C’est promis, chérie. »

Il effleura des lèvres les cheveux de sa femme. Elle se pressa contre lui et il la reçut sur sa poitrine ainsi qu’il l’avait déjà fait et avec le même amour.
 
Joseph Kessel
Le lion