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008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
V Le crissement des roues contre le sol rêche vibrait encore que le conducteur de la voiture pénétrait déjà dans le salon. Visiblement, il ne s’attendait pas à m’y trouver. Mais dès qu’il m’eut aperçu, la taille et le volume pourtant considérables de son corps ne lui furent d’aucune gêne pour rompre et suspendre d’un seul coup l’étonnante vivacité de son élan. Il le fit avec l’aisance et la justesse des professionnels de l’équilibre musculaire, danseurs, boxeurs, acrobates. Il avait à la main un kiboko, long fouet en peau de rhinocéros. « Soyez le bienvenu, dit-il d’une voix qui malgré sa raucité avait un ton net et franc. Je suis John Bullit, l’administrateur de ce Parc royal. » Je voulus me présenter, mais il poursuivit : « Je sais, je sais… Votre nom est sur le registre des entrées. Et comme vous êtes notre seul client… » Il n’acheva pas sa phrase et demanda : « Whisky ? » Sans attendre de réponse, Bullit jeta son kiboko sur une chaise et alla vers le coffret à liqueurs placé au fond de la pièce. Il était d’une beauté vraiment exceptionnelle dans l’ordre de la plénitude et de la puissance. Très grand, très long de jambes, son ossature massive se trouvait enrobée d’une chair qui pour être dense, épaisse et même pesante, n’embarrassait en rien la vitesse et la souplesse de ses mouvements. Cette substance ferme et active était simplement une source de vitalité, une réserve de force. Et le soleil qui l’avait cuit et recuit jusqu’à lui donner un teint de bois brûlé n’avait pu entamer sa surface. Son vêtement découvrait plus qu’il n’habillait la peau lisse, élastique. Un vieux short s’arrêtait bien au-dessus des genoux, les manches de la vieille chemise bien au-dessus des coudes. Ouverte de la gorge à la ceinture, elle dénudait le poitrail. « À votre santé », dit Bullit. Avant de boire, il approcha le verre de son nez légèrement camus et respira l’odeur du whisky. Ses narines bien dessinées se dilataient et se contractaient rapidement. La mâchoire carrée avançait un peu et avec elle la lèvre inférieure, vigoureuse et vermeille. Les cheveux drus, emmêlés, crêtaient d’une broussaille rousse, presque rouge, le front bombé, les joues pleines et dures. C’était, plutôt qu’un visage, un masque, un mufle. Mais par son relief, sa densité, son expression, il exerçait un pouvoir, un attrait singuliers. « Je n’ai pas eu le temps de m’occuper de vous ce matin, excusez-moi, me dit Bullit entre deux gorgées d’alcool. Il faisait encore nuit quand j’ai quitté la maison. C’était urgent. On m’avait signalé deux Noirs suspects dans le coin le plus perdu de ce Parc. Et il y a souvent des braconniers par là… Vous comprenez, l’ivoire des défenses fait encore de bons prix et la corne de rhinocéros, une fois pilée, vaut très cher en Extrême-Orient comme aphrodisiaque. Ces maudits trafiquants hindous implantés ici servent d’intermédiaires. Alors, il y a toujours des salopards, Wakamba, Kipsigui ou autres, qui, avec leurs flèches empoisonnées, essaient de tuer mes éléphants, mes rhinos. — Vous les avez surpris ? demandai-je. — Non, fausse alerte, dit Bullit. (Il regarda avec regret le fouet terrible dont il s’était débarrassé en rentrant.) Il y avait bien des Noirs, mais c’étaient des Masaï. » Dans la voix enrouée de Bullit, je reconnus l’inflexion singulière de respect que j’avais décelée chez tous les Anglais du Kenya quand ils m’avaient parlé de cette tribu guerrière. « Les Masaï, reprit Bullit, ne vendent et n’achètent rien. Ils ont beau être noirs, il y a du seigneur en eux. » Il eut un rire bref et rauque et reprit : « Mais, tout seigneurs qu’ils soient, il ne faut pas qu’ils s’excitent sur mes lions. » Il est des hommes, lorsqu’on les aborde, avec lesquels les approches, les temps morts qu’exigent à l’ordinaire les règles de politesse, n’ont pas de sens, parce que ces hommes vivent en dehors de toute convention dans leur propre univers et qu’ils vous y attirent aussitôt. Je dis à Bullit : « Vos lions, vos rhinocéros, vos éléphants… Les animaux sauvages semblent pour vous un bien personnel. — Ils appartiennent à la Couronne, répliqua Bullit. Et je la représente ici. — Je ne pense pas, dis-je, que ce soit chez vous seulement un effet du devoir. » Bullit reposa brusquement son verre à moitié plein et se mit à marcher à travers la pièce. Il allait à grands pas. Pourtant, son corps si vaste, haut et lourd, n’effleurait pas un meuble. Et sous ses bottes de chasse, le plancher ne faisait aucun bruit. Quand il eut parcouru plusieurs fois le salon et tout en continuant son va-et-vient silencieux, il dit : « Après les Masaï, j’ai fait un tour de deux heures dans la brousse pour répandre du sel dans les endroits où les bêtes vont souvent. Elles ont du goût pour le sel. Ça les fortifie. Vous me direz que ce n’est pas mon seul devoir qui me pousse à leur en donner. » Bullit marchait plus vite de son grand pas juste, élastique et muet à travers la pièce encombrée. « Et les barrages de terre que je construis, et les rigoles que je fais creuser pour qu’il y ait partout et en toute saison des abreuvoirs, ce n’est pas davantage l’obligation de mon poste. Et je vide sans pitié les visiteurs quand, avec les trompes de leurs voitures, ils empêchent les bêtes de se sentir chez elles. » Bullit arrêta brusquement la lancée de son corps avec cette facilité que je lui avais déjà vue. Il était alors près de moi et grondait : « Les bêtes, ici, ont tous les droits. Je les veux tranquilles. À l’abri du besoin. Protégées des hommes. Heureuses. Et dans la mesure de mes forces, il en sera ainsi, vous m’entendez. » Je contemplai avec malaise les yeux agrandis qui ne cillaient point. Pourquoi cet éclat si brusque et si brutal ? Il était impossible que j’en fusse l’objet véritable. Mon innocent propos n’avait servi que de prétexte, d’occasion à une crise longuement mûrie. À quoi, à qui s’adressaient à travers ma personne cette fureur et ce tourment ? Le regard de Bullit perdit soudain toute sa violence. Il redressa la tête, ce qui porta sa mâchoire carrée au niveau de mon front. Puis il reprit son verre et le vida d’un coup. J’entendis alors l’approche légère qu’il avait perçue avant moi. Quand Sybil entra, le visage de son mari était paisible. |
Joseph Kessel Le lion |