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008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
IV L’administrateur du Parc royal avait construit sa maison à une distance assez faible du camp des visiteurs. Mais de hautes futaies de brousse isolaient complètement le terre-plein taillé en forme d’amande où s’élevait ce bungalow couvert de chaume brun. Les murs étaient d’une telle blancheur que leur chaux semblait toute fraîche, et l’on eût dit que la peinture venait seulement de sécher sur les volets d’un vert très doux. Ceux qui s’alignaient le long de la façade étaient clos lorsque je débouchai de la piste tracée à travers les épineux. Mais, de l’intérieur, on devait guetter anxieusement mon approche, car, avant même que j’eusse atteint la porte d’accès, elle s’ouvrit et une jeune femme grande et blonde, qui portait des lunettes noires, se montra sur le seuil. Sans me laisser le temps de la saluer, elle parla, en anglais, d’une voix pressée, confuse, un peu haletante, sans doute parce qu’elle voulait exprimer trop de choses à la fois. « Je suis, dit-elle, navrée de vous avoir bousculé à ce point… Entrez, je vous prie… Je suis heureuse de vous voir sans plus de délai… Entrez vite… Et si reconnaissante que vous ne m’ayez pas fait attendre… Entrez donc, le soleil est terrible… » Sybil Bullit avait élevé une main à la hauteur de ses verres fumés et ne la laissa retomber que pour pousser d’un mouvement impatient le battant de la porte derrière nous. Au sortir de la brousse et de son flamboiement, le vestibule était très obscur. Je voyais à peine les traits de la jeune femme et encore moins ceux du serviteur noir qui venait d’accourir. Sybil Bullit lui adressa quelques mots en swahili avec irritation. Il nous laissa seuls. « Venez, venez, me dit-elle, il fait si sombre ici. » Dans la pièce large et profonde qui servait de salon, la clarté ne venait pas de la façade aveuglée par les volets, mais des fenêtres qui donnaient sur une cour intérieure, couverte en partie. La violence de la lumière était encore atténuée par des rideaux en coton épais d’un bleu sourd. Le visage et le corps de la jeune femme s’apaisèrent aussitôt, comme si elle avait retrouvé un lieu d’asile. Pourtant, elle n’enleva pas ses lunettes contre le soleil. « Je m’excuse de mon sans-gêne, dit Sybil Bullit – sa voix était à présent d’un timbre vif et doux. Je m’excuse vraiment. Mais si vous saviez ce que représente pour moi Lise. » La jeune femme s’arrêta un instant et répéta, visiblement pour elle seule, et pour la seule joie de prononcer le nom : « Lise… Lise Darbois. » Elle demanda soudain avec timidité : « Est-ce que je prononce encore convenablement ? — Comme le ferait une Française, dis-je (et c’était vrai). Cela ne m’étonne pas après avoir lu votre lettre. » Les joues mates de la jeune femme rougirent légèrement. À cause des verres fumés qui cachaient ses yeux, on ne pouvait pas savoir si ce mouvement du sang trahissait le plaisir ou l’embarras. « J’ai espéré que cela vous ferait venir plus rapidement », dit Sybil. Elle fit un pas vers moi et poursuivit : « Mon Dieu ! Quand je pense qu’il y a deux mois à peine vous étiez avec Lise… Nous nous écrivons assez régulièrement, sans doute… Enfin moi, surtout… Mais c’est tellement autre chose, quelqu’un qui l’a vue, qui lui a parlé. » Elle eut un geste pour me prendre les mains, ne l’acheva pas et reprit : « Racontez, racontez… Comment est-elle ? Qu’est-ce qu’elle fait ? » Je tâchai de me rappeler exactement les détails de ma première rencontre avec l’amie de Sybil Bullit que je connaissais très peu. Je ne retrouvai dans ma mémoire qu’une figure assez jolie, assez gaie, mais qui ressemblait à beaucoup d’autres, et un peu trop agitée et sûre d’elle-même. Par quels traits rares, par quelles vertus pouvait-elle susciter tant d’intérêt et d’exaltation ? « Eh bien… Eh bien… ? demanda Sybil Bullit. — Eh bien, dis-je, Lise continue à représenter en France une firme américaine de produits de beauté… Depuis son divorce, elle vit très librement avec un peintre… C’est lui que je connais surtout. — Heureuse, naturellement ? — Je ne sais trop, dis-je. On a l’impression qu’elle s’ennuie un peu, qu’elle tourne à vide, qu’elle envie parfois votre existence. » Sybil hocha lentement son visage aveuglé par les lunettes noires et dit lentement : « Lise a été ma demoiselle d’honneur. Nous sommes venues au Kenya ensemble. Je me suis mariée dans la chapelle blanche entre Nairobi et Naïvâsha. Vous devez la connaître. — Qui ne la connaît pas ! » dis-je. Ce tout petit sanctuaire au dessin doux et humble, des prisonniers de guerre italiens l’avaient construit dans leurs moments de loisirs, alors qu’ils travaillaient à la grande route. Le coin de brousse qu’ils avaient défriché pour servir d’emplacement à la chapelle donnait sur la vallée du Rift immense et sublime qui, à deux mille mètres plus bas, déployait ses vagues immobiles dont le flux commençait au cœur de la noire Afrique pour ne s’arrêter qu’aux sables du Sinaï. « Vous avez beaucoup de chance, dis-je. Il n’est pas, je crois, au monde, un endroit plus beau. » Au lieu de me répondre, la jeune femme sourit avec toute la tendresse que peut inspirer le souvenir le plus exalté. Et comme si elle avait senti la nécessité de donner à ce sourire son expression entière, elle enleva ses lunettes noires d’un geste de somnambule. Pourquoi donc dissimulait-elle ses yeux ? Larges, légèrement effilés vers les tempes, d’un gris sombre semé de paillettes plus claires, ils étaient la seule vraie beauté de Sybil, du moins lorsqu’une émotion violente les faisait briller comme en cet instant. Et à cause de leur éclat, de leur fraîcheur, de leur innocence, je vis soudain combien, par contre, le visage de cette jeune femme avait été prématurément déserté par la jeunesse. Sa peau blême et fade, le soleil d’Afrique lui-même n’avait pas réussi à la dorer. Les cheveux étaient sans vie. Des rides profondes et sèches flétrissaient le front, coupaient les pommettes, hachaient les commissures des lèvres. Il semblait que cette figure servît à deux femmes différentes. L’une disposait des yeux. L’autre de tout le reste. Lise Darbois n’avait pas trente ans. Était-il possible que le visage exsangue et usé que j’avais devant moi appartînt au même temps de l’existence ? Sybil me donna elle-même la réponse sans le savoir : « Lise et moi, nous avons le même âge à quelques semaines près, dit-elle. Et nous avons passé cinq ans de suite sans nous quitter dans une pension près de Lausanne. La guerre nous y avait surprises toutes les deux. Ses parents, qui habitaient Paris, et mon père qui servait aux Indes ont préféré nous laisser là pendant les mauvais jours. » Sybil rit avec jeunesse, avec tendresse et poursuivit : « Lise vous a dit tout cela, j’en suis sûre. Mais ce qu’elle n’a pu faire, c’est vous raconter combien elle était jolie dès alors et comment, déjà, elle savait s’habiller, arranger ses cheveux mieux que toutes les autres filles. Une vraie Parisienne à quinze ans ! » Souvenir par souvenir, détail par détail, Sybil Bullit me fit le récit de cette époque. Je compris alors qu’elle m’avait appelé, avec tant d’impatience, beaucoup moins pour m’entendre que pour me parler. J’appris ainsi que le père de Sybil avait été nommé, vers la fin de la guerre, à un poste important au Kenya et que Sybil, en venant le retrouver, avait supplié Lise Darbois de l’accompagner. Elle avait connu Bullit dès son arrivée et cette rencontre les avait conduits, un matin, jusqu’à la petite chapelle blanche qui surplombait la vallée du Rift, immense et sublime. « Lise est repartie presque tout de suite, acheva Sybil, et peu après mon père a été rappelé par le ministère des Colonies à Londres où il est mort sans que je l’aie revu. » Elle se tut. J’aurais dû prendre congé. Sybil avait reçu et même épuisé tout ce qu’elle attendait de moi, et il était temps que je commence à visiter la Réserve. Je restai pourtant, sans très bien savoir ce qui me retenait. « Votre mari n’est pas là ? demandai-je. — Il sort toujours bien avant que je ne me réveille et ne rentre jamais à heures fixes, dit Sybil (elle eut un geste vague). Quand ses bêtes lui laissent le temps. » Le silence fut de nouveau entre nous, et qui donna toute sa valeur à l’influence de la pièce où nous étions. Chaque teinte, chaque objet concourait à un sentiment de sécurité, de douceur : les murs aux tons de miel, la lumière atténuée, les nattes claires sur le sol, les gravures aux cadres anciens et les branches chargées de grandes fleurs épanouies dans des vases de cuivre. Le goût et le soin les plus attentifs se montraient en toute chose. J’en fis compliment à Sybil. Elle dit à mi-voix : « J’essaie de faire oublier qu’il n’y a pas une ville à trois cents kilomètres d’ici et qu’on trouve à la porte de cette maison les bêtes les plus dangereuses. » Les yeux de la jeune femme allaient d’objet en objet comme d’ami en ami. Quelques-uns étaient très beaux. « Les parents de mon mari les ont amenés avec eux en Afrique lorsqu’ils sont venus se fixer dans le pays au début du siècle, dit Sybil. Ses meubles étaient dans la famille. » Sybil fit une pause, comme par hasard, pour ajouter avec une feinte négligence : « Une très vieille famille… La branche aînée a le titre de baronnet depuis le temps des Tudors. » Un instant, le visage de la jeune femme porta l’expression qui pouvait le plus mal s’accorder à ses traits et à sa vie présente : une satisfaction vaine, bourgeoise. Était-ce un mouvement profond de sa nature ? Ou seulement un moyen de défense intérieure comme les meubles, les étoffes ? Elle caressa machinalement un fauteuil minuscule en bois des îles, sorte de jouet ravissant façonné au XVIIIe siècle par quelque artisan de génie. « Mon mari s’est assis là quand il était un tout petit enfant, et son père, et le père de son père, dit Sybil. Et je l’ai vu servir à ma fille. — Patricia ! » m’écriai-je. Et je sus pourquoi j’étais resté. « Vous connaissez son nom ? demanda Sybil. Ah ! oui. Naturellement !… Par Lise ! » Ce n’était pas vrai. Je pensai un instant à dire comment j’avais rencontré Patricia. Mais un réflexe obscur m’inspira de préférer les commodités du mensonge que Sybil m’offrait elle-même. « Savez-vous ce que je rêve pour Patricia ? reprit vivement la jeune femme. Je voudrais qu’elle aille faire son éducation en France et qu’elle y prenne le goût de s’habiller, de s’arranger, de se tenir comme si elle était née à Paris. Comme Lise savait le faire. » Dans les yeux de Sybil brillaient de nouveau la foi et l’éclat de l’enfance. Soudain elle s’arrêta de parler, tressaillit et d’un mouvement que, assurément, elle ne remarqua pas, tellement il avait été rapide et instinctif, remit ses lunettes aux verres fumés. Le Noir, que je vis alors au milieu du salon sans que le bruit le plus léger eût précédé son approche, était âgé, ridé, borgne, vêtu d’une culotte de toile brune et d’une chemise déchirée. On ne pouvait juger de sa taille véritable car il se tenait plié, cassé sur des hanches difformes. Il prononça quelques mots en swahili et s’en alla. « Kihoro est un Wakamba, me dit la jeune femme à voix basse et lasse. Il a longtemps servi mon mari comme guide et traqueur. Il ne peut pas être garde dans le Parc. Vous avez vu comme les bêtes l’ont mutilé. Alors il s’occupe de Patricia. Il a vu naître la petite. Elle l’aime beaucoup. Il m’a avertie qu’il vient de lui porter son petit déjeuner. — Elle est ici en ce moment ? demandai-je. — Elle se réveille, dit Sybil. — Comment… Mais… » Je m’arrêtai juste à temps pour qu’il fût possible à la jeune femme d’interpréter mon étonnement à sa manière. « C’est un peu tard, je le sais bien, dit-elle. Mais Patricia court tellement toute la journée. Elle a besoin de dormir beaucoup. » Sybil me regarda un instant à travers les lunettes noires et acheva : « Je vais la chercher. Ainsi vous pourrez parler d’elle à Lise. » J’allai à l’une des fenêtres, du côté où les volets n’étaient pas rabattus, écartai les rideaux. La fenêtre donnait sur un grand patio autour duquel étaient disposées les chambres d’habitation. Une galerie rudimentaire et couverte de chaume courait le long des murs. Sybil la suivit un instant sans accorder un regard aux flamboyants, aux jacarandas, aux averses d’or qui éclataient en buissons d’écarlate, d’azur et de feu aux quatre coins de la cour intérieure. Mais au lieu d’entrer tout de suite dans la chambre de Patricia et malgré l’aversion maladive qu’elle avait du soleil, la jeune femme gagna le centre de l’espace découvert que rien ne protégeait contre la violence de la chaleur et de la lumière. Là, elle s’arrêta devant un carré de minces plates-bandes dont le terreau, sans doute, venait de loin et sur lequel, irrigués par de petites rigoles amenées du dehors, poussaient, pauvres, fragiles, décolorés, des zinnias, des pétunias, des œillets. Sybil se pencha vers les fleurs d’Europe, redressa une tige, assouplit une corolle. Ce n’était pas un tendre soin qui inspirait surtout ses mouvements. Il y avait dans leur inflexion une sorte d’appel, de prière. Était-ce uniquement contre la solitude ? Je fus arraché à ces pensées par le bruit d’une voiture lancée très vite et arrêtée d’un coup de frein brutal devant la maison, du côté où les volets rabattus aveuglaient le mur. |
Joseph Kessel Le lion |