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008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
III J’éprouvai une angoisse de solitude si féroce que, à sa première atteinte, je refusai d’y croire. Cette détresse était vraiment trop absurde. Elle ne pouvait pas avoir de vérité, de substance, de sens. Je possédais, moi, des amis, et fidèles, et sûrs et choisis, éprouvés au cours d’une vie déjà longue. J’allais bientôt leur conter mon voyage d’Afrique. Eux, ils me diraient les joies et les peines survenues en mon absence. Toutes mes habitudes m’attendaient dans une maison faite à mon humeur. Et mon travail aussi, qui suffisait à me donner un monde. Mais c’est en vain que je rassemblai les appuis et les raisons de mon existence. Rien ne pouvait remplacer la plénitude merveilleuse que j’avais connue quelques instants plus tôt lorsque le peuple de la clairière semblait encore vouloir de moi. J’étais seul maintenant, et perdu, abandonné, refusé, rejeté sans espoir, sans issue jusqu’au dernier de mes jours. Patricia m’avait laissé son tourment. Patricia était chez les bêtes. « Je dois la suivre, me dis-je. Il faut la protéger. » Je n’essayai même pas. J’avais repris d’un seul coup la conscience de mon âge, le sentiment de la masse de mon corps, la mesure de mes mouvements malhabiles, ma condition d’homme civilisé. Je raisonnais de nouveau. Protéger Patricia ! Dans l’herbe glissante, le dédale liquide, parmi cette faune prompte, légère, silencieuse, aux sens aigus et farouches, pour y suivre une petite fille qui était, au milieu de la brousse et des bêtes, comme une ondine au fond des eaux ou un elfe dans les futaies. Allons, il fallait revenir au bon sens. Le chef de cette Réserve, le gardien des animaux sauvages et leur maître, était le père de Patricia. Les rêves éveillés de sa fille, c’était à lui d’en répondre. Ce n’était pas le fait d’un étranger, d’un passant. Je tournai le dos à la clairière et m’éloignai vers le camp destiné aux visiteurs du Parc royal. Il avait été conçu de manière à ne pas altérer le paysage. Masquées par de grands épineux, une dizaine de huttes rondes, grâce à leurs murs de boue crépis à la chaux et leurs toits pointus couverts de chaume, pouvaient passer pour un hameau indigène. Il était désert : ce n’était pas la saison du tourisme. De plus, la terreur Mau-Mau hantait alors le Kenya. Quand je revins au logis que j’avais pris la veille au hasard, le singe minuscule m’attendait sur la véranda. Il portait toujours son loup de satin noir et ses yeux, qui avaient gardé leur sagesse, leur tristesse, semblaient demander : « Eh bien, ne t’avais-je point prévenu ? » Mais au lieu de se dissiper dans l’espace, comme il l’avait fait à l’aube, il sauta sur mon épaule. Je me souvins du nom que lui avait donné Patricia, et dis à voix basse : « Nicolas… Nicolas… » Il me gratta la nuque. Je lui tendis une main ouverte. Il s’installa au creux de la paume. Son poids était celui d’une pelote de laine. On avait plaisir à caresser sa toison courte. Mais, apprivoisé à ce point et si vite, il ne pouvait plus être qu’un doux compagnon de chaîne pour l’homme dans sa prison. Je le déposai sur la balustrade qui courait le long de la véranda et jetai, malgré moi, un regard vers la clairière. Là également les charmes s’épuisaient. Le soleil déjà dur et brûlant dépouillait la terre de ses ombres, de ses reliefs, de ses couleurs. Tout devenait net et sec, plat et terne. Le monde avait perdu sa dimension de profondeur. Le brasier blanc des neiges s’était éteint sur le Kilimandjaro. Les troupeaux sauvages commençaient à s’amenuiser, à se disperser. Où était, que faisait Patricia ? J’entrai dans la hutte. Elle contenait une salle à manger et une chambre à coucher, meublées de la façon la plus rudimentaire, mais parfaitement adaptée à la vie de camp. De cette habitation principale, un corridor à ciel ouvert et bordé de branchages me conduisait à une hutte plus petite. Là se trouvaient une cuisine et une salle de bain. L’eau chaude venait d’un cylindre de tôle, placé dehors et que supportaient des pierres plates. Sous le récipient brûlait un feu très vif entretenu par un serviteur noir. Ce même boy sans doute qui avait raconté à Patricia que j’avais refusé, la veille, ses soins. « Patricia… Encore elle…, me dis-je. Il faut arrêter cette obsession et penser à mes affaires. » J’avais, dans mes papiers, des lettres de recommandation. L’une, officielle, m’avait été donnée au Gouvernement général de Nairobi pour John Bullit, administrateur de la Réserve. L’autre, privée, était adressée à sa femme. Je la tenais d’une de ses amies de pension que j’avais rencontrée par hasard avant de quitter la France. Devant la hutte, j’aperçus Bogo, mon chauffeur, venu prendre mes instructions. La livrée de toile grise ornée de grands boutons plats en métal blanc, qui était celle de l’agence pour laquelle il travaillait, pendait sur son torse très maigre. Sa figure sans âge, d’un noir terne, ressemblait – sous le crâne rasé de près et avec la peau toute ramassée en rides et en plis – à une tête de tortue. En confiant mes lettres à Bogo, je songeai que cet homme taciturne à l’extrême, et qui se montrait par surcroît d’une réserve farouche envers les Blancs, avait pris Patricia pour confidente. Je fus sur le point de lui demander pourquoi. Mais je me rappelai à temps que, en deux mois de vie commune sur des pistes difficiles, je n’avais pas réussi une seule fois à établir avec Bogo un rapport qui ne touchât pas strictement à ses fonctions, où, d’ailleurs, il excellait. Quand il fut parti, je regardai une fois de plus la clairière. Elle était vide. Je me sentis étrangement libre et m’aperçus que j’avais grand-soif, grand-faim. Bogo avait déposé la caisse de provisions dans la cuisine. Mais le four à charbon de bois et les ustensiles pendus au mur ne me servaient à rien. Une Thermos remplie de thé, une autre de café, quelques bouteilles de bière, un flacon de whisky, des biscuits et des conserves, qu’avais-je besoin de plus pour un séjour aussi bref ? Je déjeunai sur la véranda. Le petit singe et la petite gazelle vinrent me tenir compagnie. Il s’empara d’une figue sèche. Elle accepta un morceau de sucre. Le Kilimandjaro était couvert de nuées de chaleur. J’avais retrouvé la paix. Bogo revint avec une enveloppe. « De la part de la dame », dit-il. Dans sa lettre, d’une écriture penchée, haute et mince, et rédigée en français, Sybil Bullit me demandait de venir la voir aussitôt que cela me serait possible. À l’instant même si je voulais bien. |
Joseph Kessel Le lion |