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008 Livre Joseph Kessel Le lion PREMIÈRE PARTIE |
II Ce n’était pas la première fois que Patricia étonnait ainsi un visiteur. La malice triomphante de son visage le montrait bien. En même temps, et sans doute pour mieux convaincre, le sourire, le regard, l’inflexion du cou s’animaient d’un instinct de séduction aussi naïf qu’éternel et donnaient son identité véritable à la silhouette enfantine. J’avais sans doute besoin de ce choc pour me rendre au sentiment du réel : une petite fille était là, seule, dans la brousse, dès l’aube, à quelques pas des bêtes. Je dis : « On vous permet de sortir si tôt, si loin ? » Patricia ne répondit pas. Ses traits, de nouveau immobiles et sérieux, pouvaient de nouveau passer pour ceux d’un garçon. Elle contemplait, comme si je n’avais pas existé, les troupeaux sauvages. La lumière, maintenant, coulait riche et vibrante des hautes fontaines de l’aurore. Le peuple animal autour de l’eau moirée de taches de soleil était plus dense, plus vrai. Le désir qui m’avait amené jusque-là reprit toute sa force. Une petite fille ne pouvait pas m’en frustrer au dernier moment. Je fis un pas vers la clairière. Patricia ne détourna pas la tête, mais dit : « N’allez pas là-bas. — Vous avertirez votre père et il m’éloignera du Parc ? demandai-je : — Je ne suis pas une rapporteuse », dit Patricia. Elle me défia du regard. L’honneur de l’enfance était tout entier dans ses yeux. « Alors vous avez peur pour moi ? demandai-je encore. — Vous êtes bien assez grand pour prendre soin de vous-même et ce qui vous arrivera m’est bien égal », dit Patricia. Comment une figure aussi lisse et fraîche était-elle capable de changer à ce point ? Et se montrer soudain indifférente jusqu’à la cruauté ? Ce que pouvaient me faire subir les sabots, les défenses, les cornes des bêtes importait peu à la petite fille. Elle m’aurait vu piétiné, éventré sans émoi. « Mais alors, demandai-je, mais alors pourquoi me demandez-vous… — Ce n’est pas difficile à comprendre », dit Patricia. Ma lenteur d’esprit commençait à l’irriter. Des étincelles éclairaient ses grands yeux sombres. « Vous devez bien voir, reprit-elle, combien les bêtes sont tranquilles et à l’aise l’une avec l’autre. C’est le temps le plus beau de leur journée. » Était-ce l’influence de l’heure ? Du paysage ? Un pouvoir singulier émanait de cette petite fille. Par instants, elle semblait posséder une certitude et connaître une vérité qui n’avaient rien à voir avec le nombre des années et les habitudes de la raison. Elle était comme en dehors et au-delà de la routine humaine. « Je ne veux pas inquiéter les bêtes, lui dis-je. Mais seulement vivre un peu avec elles, comme elles. » Patricia m’évalua d’un regard attentif et soupçonneux « Vous les aimez vraiment ? me demanda-t-elle. — Je le crois. » Les grands yeux sombres restèrent longtemps immobiles. Puis, sur ce visage sensible à l’extrême, un sourire confiant illumina tous les traits. « Je le crois aussi », dit Patricia. Il m’est difficile d’expliquer la joie que me firent éprouver ce sourire et cette réponse. Je demandai : « Alors, je peux aller ? — Non », dit Patricia. Sur le cou long et tendre, la tête coiffée en boule appuya ce refus d’un mouvement très doux mais sans appel. « Pourquoi ? » dis-je. Patricia ne répondit pas tout de suite. Elle continuait de me considérer en silence, pensivement. Et il y avait beaucoup d’amitié dans son regard. Mais c’était une amitié d’une nature particulière. Désintéressée, grave, pleine de mélancolie, apitoyée, impuissante à secourir. J’avais déjà vu cette étrange expression. Où ? Je me souvins du tout petit singe et de la gazelle minuscule qui m’avaient rendu visite dans la hutte. La mystérieuse tristesse du regard animal, je la retrouvai chez Patricia, au fond des grands yeux sombres. Mais la petite fille, elle, pouvait parler. « Les bêtes ne veulent pas de vous, dit enfin Patricia. Avec vous, elles ne peuvent pas s’amuser en paix, en liberté, comme elles en ont envie, comme elles en ont l’habitude. — Mais je les aime, dis-je, et vous en êtes sûre. — Ça ne fait rien, répliqua Patricia, les bêtes ne sont pas pour vous. Il faut savoir et vous ne savez pas… vous ne pouvez pas. » Elle chercha un instant à mieux se faire comprendre, haussa légèrement ses épaules minces, et dit encore : « Vous venez de trop loin et il est trop tard. » Patricia s’appuya plus étroitement contre le grand épineux. À cause de son vêtement uniforme et gris, elle semblait appartenir à l’arbre. La lumière s’infiltrait toujours davantage sous les buissons et les massifs de la brousse. Les sous-bois devenaient de légers réseaux d’or. De tous ces refuges sortaient de nouvelles familles sauvages qui s’en allaient vers l’eau et l’herbe. Pour ne pas déranger les bêtes qui étaient déjà sur place, les dernières venues se répandaient aux confins de la clairière. Il y en avait qui s’avançaient jusqu’au rideau végétal derrière lequel je me tenais avec Patricia. Mais celles-là mêmes, je les savais maintenant plus interdites et inaccessibles pour moi que si leurs pâturages avaient été ces champs de neiges éternelles dont je voyais le Kilimandjaro couvert à la limite du ciel, du matin et du monde. « Trop loin… trop tard… », avait dit la petite fille. Je ne pouvais rien contre sa certitude parce que, disant cela, elle avait eu des yeux aussi doux que la petite gazelle et aussi sages que le petit singe. Soudain, je sentis la main de Patricia sur la mienne et ne pus m’empêcher de tressaillir, car elle s’était approchée sans que rien, pas même le frémissement d’une brindille, m’eût averti de ce mouvement. Le sommet de ses cheveux m’arrivait au coude, et, mesurée à mon corps, elle était menue et chétive à l’extrême. Pourtant il y avait, dans les petits doigts gercés et rêches qui m’avaient pris le poignet, la volonté de protéger, de consoler. Et Patricia me dit, comme à un enfant que l’on veut récompenser d’une obéissance qui le rend malheureux : « Peut-être je vous conduirai plus tard à un autre endroit. Là-bas, vous serez content, je vous le promets. » C’est alors seulement que je remarquai la façon singulière dont parlait Patricia. Jusque-là, son personnage et son comportement avaient tenu mon esprit dans une espèce de stupeur. Mais à présent, je m’apercevais que la petite fille usait de sa voix… à la manière des gens qui n’ont pas le droit d’être entendus quand ils s’entretiennent entre eux : les prisonniers, les guetteurs, les trappeurs. Voix sans vibration, résonance ni timbre, voix neutre, clandestine, et en quelque sorte silencieuse. Je sentis que, sans le savoir, j’avais imité Patricia dans cette économie de ton. Je lui dis : « On peut comprendre que les animaux les plus sauvages soient vos amis. » Les doigts puérils posés sur les miens frémirent de joie. La main de Patricia ne fut plus qu’une main de petite fille heureuse. Et le visage haussé vers moi, ravi et limpide, avec ses grands yeux sombres soudain éclaircis et illuminés, n’exprimait plus que la félicité d’un enfant qui vient d’entendre la louange la mieux faite pour lui plaire. « Vous savez, dit Patricia (malgré l’animation qui colorait d’un ton rosé le hâle de ses joues, sa voix demeurait sourde et secrète), vous savez, mon père assure que je m’entends avec les bêtes mieux que lui. Et, ne vous y trompez pas, mon père a vécu toute sa vie auprès d’elles. Il les connaît toutes. Au Kenya et en Ouganda, au Tanganyika et en Rhodésie. Mais il dit que moi, c’est différent… Oui, différent. » Patricia hocha la tête, la frange de ses cheveux coupés court se souleva un peu et découvrit le haut du front plus tendre et plus blanc. Le regard de la petite fille tomba sur ma main dans laquelle reposait la sienne aux ongles cassés et cernés d’une ligne terreuse : « Vous n’êtes pas un chasseur, dit Patricia. – C’est exact, dis-je, mais comment le savez-vous ? » Patricia rit silencieusement. « Ici, dit-elle, on ne peut rien me cacher. — Tout de même, dis-je, personne encore ne m’a parlé, personne encore ne m’a vu. — Personne ? dit Patricia. Et Thaukou, le clerc de la réception, qui vous a inscrit sur son registre hier soir ? Et Matcha, le boy qui a porté vos bagages ? Et Awori, le balayeur qui s’occupe de la hutte ? — Ces Noirs, dis-je, ne peuvent rien connaître de ce que je fais. » Sur les traits de Patricia reparut la malice enfantine qu’ils avaient déjà exprimée à l’instant où elle m’avait appris qu’elle était une fille. « Et votre chauffeur ? demanda-t-elle. Vous ne pensez pas à votre chauffeur ? — Quoi, Bogo ? — Il vous connaît bien, dit Patricia. Est-ce qu’il ne conduit pas depuis deux mois dans tous les pays la voiture que vous avez louée à Nairobi ? — Il n’a pu vous raconter grand-chose, dis-je. Il n’y a pas d’homme plus renfermé, plus avare de paroles. — En anglais, peut-être, dit Patricia. — Vous voulez dire… — Bien sûr, je sais le kikouyou aussi bien que lui, expliqua Patricia, parce que ma première servante, quand j’étais très petite, était une Kikouyou. Et je sais aussi le swahili[1], parce que les indigènes de toutes les races le comprennent. Et la langue des Wakamba parce que le pisteur préféré de mon père en est un. Et le masaï parce que les Masaï ont droit de passage et de campement dans ce Parc. » Patricia continuait de sourire, mais ce sourire n’exprimait plus seulement la moquerie et un sentiment de supériorité. Il reflétait de nouveau la tranquille certitude et la faculté qui étaient les siennes de pouvoir communiquer avec les êtres les plus primitifs selon les lois de leur propre univers. « Les Noirs d’ici viennent tout me raconter, reprit Patricia. Je suis au courant de leurs affaires beaucoup plus que mon père lui-même. Il connaît seulement le swahili, et encore, il prononce comme un Blanc. Et puis, il est sévère, c’est son métier. Moi, je ne rapporte jamais. Les employés, les gardes, les serviteurs le savent bien. Alors, ils parlent. Thaukou, le clerc, m’a dit que votre passeport était français et que vous habitez Paris. Le boy des bagages m’a dit que votre valise était très lourde à cause des livres. Le boy de la hutte m’a dit : « Le Blanc a refusé que je chauffe l’eau pour son bain et il n’a rien mangé avant de dormir tant il était fatigué. » — Et je dormirais encore, dis-je, si un visiteur ne m’avait réveillé très tôt. Mais sans doute lui aussi était déjà venu vous renseigner. » Je parlai à Patricia du petit singe et de la petite gazelle. « Ah ! oui, Nicolas et Cymbeline », dit Patricia. Il y avait de la tendresse dans son regard, mais un peu dédaigneuse. Elle ajouta : « Ils m’appartiennent. Seulement, ils se font caresser par tout le monde comme un chien ou un chat. — Oh ! dis-je… Vraiment ? » Mais Patricia ne pouvait pas comprendre la peine qu’elle me faisait en ramenant à un rang banal et servile mes deux mystérieux émissaires de l’aube. « Là-bas, ce n’est pas la même chose », dit la petite fille. Elle avait tendu la main vers les bêtes rassemblées le long du pâturage et autour des réservoirs liquides que la montagne énorme dominait de ses nuages et de ses neiges. La main de Patricia frémissait et sa voix même, qu’elle gardait sans effort insonore et détimbrée, avait eu sinon un éclat, du moins un mouvement de passion. « Ces bêtes ne sont à personne, reprit Patricia. Elles ne savent pas obéir. Même quand elles vous accueillent, elles restent libres. Pour jouer avec elles, vous devez connaître le vent, le soleil, les pâturages, le goût des herbes, les points d’eau. Et deviner leur humeur. Et prendre garde au temps des mariages, à la sécurité des petits. On doit se taire, s’amuser, courir, respirer comme elles. — C’est votre père qui vous a enseigné tout cela ? demandai-je. — Mon père ne sait pas la moitié de ce que je sais, répondit Patricia. Il n’a pas le temps. Il est trop vieux. J’ai appris seule, toute seule. » Patricia leva soudain les yeux vers moi et je découvris sur le petit visage hâlé, têtu et fier, un sentiment dont il semblait incapable : une hésitation presque humble. « Est-ce que… dites-le-moi… vraiment… je ne vous ennuie pas si je continue à parler des bêtes ? » demanda Patricia. Voyant mon étonnement, elle ajouta très vite : « Ma mère assure que les grandes personnes ne peuvent pas s’intéresser à mes histoires. — Je voudrais passer la journée entière à les écouter, répondis-je. — C’est vrai ! C’est vrai ! » L’exaltation de Patricia me surpris jusqu’au malaise. Elle agrippa ma main avidement. Ses doigts brûlaient d’une fièvre subite. Ses ongles, dentelés par les cassures, entraient dans ma peau. De tels signes, pensai-je, n’exprimaient pas seulement la joie de contenter un penchant puéril. Ils montraient une profonde exigence et que l’enfant acceptait mal de voir toujours inassouvie. Se pouvait-il que Patricia fût déjà obligée de payer ses rêves et ses pouvoirs au prix, au poids de la solitude ? La petite fille s’était mise à parler. Et, bien que sa voix demeurât étouffée et sans modulation, ou plutôt à cause de cela même, elle était comme un écho naturel de la brousse. Elle tenait en équilibre, en suspens, le travail de la pensée et son effort impuissant à pénétrer l’énigme, la seule qui compte, de la création et de la créature. Elle envoûtait le trouble et l’inquiétude ainsi que le font les hautes herbes et les roseaux sauvages quand les souffles les plus silencieux tirent de leur sein un merveilleux murmure, toujours le même et toujours renouvelé. Cette voix ne servait plus au commerce étroit et futile des hommes. Elle avait la faculté d’établir un contact, un échange entre leur misère, leur prison intérieure, et ce royaume de vérité, de liberté, d’innocence qui s’épanouissait dans le matin d’Afrique. De quelles courses à travers la Réserve royale et de quelles veilles au fond des fourrés épineux, par quelle inépuisable vigilance et quelle intimité mystérieuse Patricia avait-elle recueilli l’expérience dont elle me faisait part ? Ces troupeaux interdits à tous étaient devenus sa société familière. Elle en connaissait les tribus, les clans, les personnages. Elle y avait ses entrées, ses habitudes, ses ennemis, ses favoris. Le buffle qui, devant nous, se roulait dans la vase liquide avait un caractère infernal. Le vieil éléphant aux défenses cassées aimait à s’amuser autant que le plus jeune de la horde. Mais sa grande femelle, d’un gris presque noir, celle qui en ce moment poussait de la trompe ses petits vers l’eau, son goût de la propreté devenait une manie. Parmi les impalas qui portaient sur chacun de leurs flancs dorés une flèche noire, et qui étaient les plus gracieuse des antilopes, et les plus promptes à l’effroi, Patricia montrait celles qui la recevaient sans crainte. Et chez les tout petits bushbucks aux cornes en vrille, et si courageux malgré leur fragilité, elle était l’amie des plus batailleurs. Dans les troupeaux de zèbres, il y en avait un, disait-elle, qu’elle avait vu échapper à un incendie de brousse. On le reconnaissait aux traces du feu, semées entre les rayures noires comme des taches de rousseur. Elle avait assisté à un combat de rhinocéros, et le mâle énorme, immobile à quelques pas de nous, sa corne dressée vers le ciel, comme un bloc de la préhistoire, avait été le vainqueur. Mais il gardait cette longue, profonde et affreuse cicatrice que l’on découvrait soudain quand s’envolait de son dos l’essaim tourbillonnant des blanches aigrettes qui lui servaient d’oiseaux pilotes. Et les girafes aussi avaient leur chronique, et les grands gnous bossus, et les adultes, et les petits, génération par génération. Jeux, luttes, migrations, amours. Quand je me souviens de ces récits, je m’aperçois que j’y apporte, quoi que je fasse, une méthode, une suite, une ordonnance. Mais Patricia, elle, parlait de tout ensemble à la fois. Les routines de la logique n’intervenaient pas dans ses propos. Elle se laissait porter par l’influence de l’instant, les associations les plus primitives, les inspirations des sens et de l’instinct. Comme le faisaient les êtres simples et beaux que nous avions sous les yeux et qui vivaient au-delà de l’angoisse des hommes, parce qu’ils ignoraient la vaine tentation de mesurer le temps et naissaient, existaient et mouraient sans avoir besoin de se demander pourquoi. Ainsi s’ouvrait à ma connaissance, tel un sous-bois subitement infiltré de soleil, la profonde et limpide épaisseur de la vie animale. Je voyais les gîtes nocturnes d’où l’aube avait tiré chacune de ces tribus et les lieux vers lesquels elles allaient se disperser après la trêve de l’eau. Et les plaines, les collines, les fourrés, les taillis, les savanes de la Réserve immense que j’avais traversée la veille, devenaient pour moi les territoires, les abris, les demeures, les patries de chaque espèce et de chaque famille. Là bondissaient les impalas et là broutaient les buffles. Là galopaient les zèbres et là jouaient les éléphants. Soudain il me vint à l’esprit que, dans ce peuple, un clan manquait, et sans doute le plus beau. « Et les fauves ? » demandai-je à Patricia. Cette question ne la surprit point. On eût dit qu’elle l’attendait et dans l’instant même où je la faisais. Je sentis à cela que nous étions arrivés à un degré d’entente où la différence d’âge ne comptait plus. L’intensité et la franchise d’un intérêt, d’un besoin communs avaient établi, par le truchement des bêtes sauvages, la complicité et l’égalité entre un enfant et un homme qui, depuis très longtemps, avait cessé de l’être. La petite fille ferma les yeux. Un sourire uniquement destiné à elle-même, pareil à ceux que l’on voit aux très petits visages endormis, sourire clos, à peine ébauché, et pourtant nourri de bonheur mystérieux, illumina comme de l’intérieur les traits de Patricia. Puis elle releva ses paupières et m’accorda une part dans son sourire. C’était une espèce de promesse, de pacte très important. « Je vous mènerai où il faut, dit Patricia. — Quand ? — Ne soyez pas si pressé, répondit doucement la petite fille. Avec toutes les bêtes, il faut beaucoup de patience. On doit prendre le temps. — C’est que… Justement… » Je ne pus achever. La main de Patricia, que j’avais sentie jusque-là toute confiante dans la mienne, s’était retirée d’un mouvement brusque et brutal. Entre les grands yeux sombres, soudain dépouillés de toute expression, il y avait un pli pareil à une ride précoce. « Vous voulez partir d’ici très vite, n’est-ce pas ? » demanda Patricia. Elle me regardait de telle manière que j’évitai de répondre nettement. « Je ne sais trop…, dis-je. — C’est un mensonge, dit Patricia. Vous savez très bien. Vous avez prévenu à la réception que vous quittez ce Parc demain. » Le pli entre les deux sourcils apparaissait davantage. « Je l’avais oublié », dit la petite fille. Ses lèvres étaient serrées, durcies, mais elle n’arrivait pas à maîtriser leur léger tremblement. Cela faisait mal à voir. « Je m’excuse du temps perdu », dit encore Patricia. Elle se détourna vers les bêtes paisibles. Je dis avec maladresse : « Même si je m’en vais, nous sommes amis maintenant. » Patricia me fit face d’un seul élan violent et silencieux. « Je n’ai pas d’amis, dit-elle. Vous êtes comme les autres. » Les autres… Les passants, les curieux, les indifférents. Les gens des grandes cités lointaines qui, de leur voiture, venaient voler un instant de la vie sauvage et s’en allaient. Il me sembla voir la solitude refermer ses eaux mortes sur la petite fille. « Je n’ai pas d’amis », répéta Patricia. Sans faire craquer une brindille, elle se mit en marche, sortit du couvert des épineux, s’avança dans la clairière. Elle avait la tête un peu rentrée dans les épaules, et les épaules portées en avant. Ensuite, la petite silhouette grise et coiffée en boule entra dans la tapisserie frémissante que les bêtes de la brousse formaient au pied du Kilimandjaro. |
Joseph Kessel Le lion |